22
Camille gardait un souvenir confus de la matinée passée dans le chariot et ne souhaitait pas en parler. Maître Duom lui donna raison et personne ne se risqua à le contredire.
Ils partagèrent un repas de pain d’herbes, que Salim et Camille commençaient à apprécier, de viande séchée de siffleur et de fromage. Quand ils eurent terminé, Edwin se leva.
— Viens, dit-il à Bjorn, nous allons remplacer Hans et Maniel. Nous leur laisserons une demi-heure de repos, puis nous repartirons.
Les deux soldats ne cherchèrent pas à lier conversation. Ils prirent le temps de s’asperger d’eau fraîche puis s’étendirent à l’ombre d’un rocher qu’ils choisirent à l’écart, signifiant ainsi leur envie de tranquillité.
Salim jetait de fréquents coups d’œil sur Camille et lui demandait sans cesse si elle se sentait bien. Agacée par tant d’attentions, elle le rabroua.
— Salim, actuellement tu es la seule chose qui me gêne. Si tu allais te promener, ça me ferait des vacances et je te promets que je me sentirais bien mieux.
Pour une fois, le garçon prit la mouche.
— Parfait, puisque je t’ennuie, je m’en vais !
Il donna un coup de pied dans un caillou qui se trouvait sur son passage et poussa un grognement de douleur. Il était pieds nus et s’était cruellement tordu le petit orteil.
Camille éclata de rire, ce qui acheva de le vexer. Il se dirigea vers le lac et s’assit au bord de l’eau, lui tournant ostensiblement le dos. Camille le regarda en souriant puis s’adressa au vieil analyste.
— Maître Duom ?
— Oui, Ewilan ?
— Une chose me tracasse, j’aimerais avoir votre opinion.
Duom Nil’ Erg acquiesça.
— Vois-tu, Ewilan, si j’ai entrepris ce voyage à l’âge que j’ai, c’est pour t’aider dans la mesure de mes moyens. Toutes tes questions sont donc les bienvenues.
Camille réfléchit un instant pour rassembler ses pensées et se lança.
— La deuxième fois que je suis arrivée ici, les Ts’liches n’ont mis que quelques heures à me retrouver. Edwin m’a dit qu’ils me repéraient à mon dessin.
— C’est vrai, tout dessinateur, lorsqu’il pénètre dans l’Imagination, peut ressentir la présence d’un de ses semblables, expliqua Duom. Les trois forces qui forment le don nous caractérisent, surtout quand elles sont organisées comme les tiennes. Tu es donc éminemment reconnaissable dès que tu dessines. Les Ts’liches ont en outre une capacité que nous ne possédons pas. Ils peuvent déduire du passage d’un dessinateur dans l’Imagination sa position dans le monde réel. Cela les rend particulièrement dangereux.
— Justement, insista Camille, si les Ts’liches peuvent me localiser et que je suis si importante pour eux, comment se fait-il qu’ils ne soient pas encore là ?
L’analyste se passa la main sur le crâne, dans un geste qui lui était familier.
— Les Ts’liches sont une race en voie de disparition. Je t’ai expliqué qu’ils se reproduisaient avec beaucoup de difficultés. Nous sommes nombreux à penser qu’il en reste moins d’une vingtaine.
— Si peu ?
— Oui, heureusement pour nous ! L’affrontement d’hier contre Edwin constitue un véritable désastre pour la race ts’liche. Ils ont pris un risque énorme afin de te supprimer, mais ils ont perdu deux des leurs. Sois sûre qu’ils ne renouvelleront plus ce type d’attaque.
— Ça signifie que nous sommes tranquilles ?
— Hélas non. Il leur reste beaucoup d’autres moyens de nous atteindre. Nous ne sommes pas encore arrivés à la capitale et je doute que notre voyage continue d’être aussi agréable que cette pause au bord de l’eau. Il me semble t’avoir déjà avertie qu’ils pouvaient, plutôt que se déplacer en personne, nous envoyer une horde de tueurs, des Raïs ou des mercenaires du Chaos.
— Mais puisque nous nous déplaçons, ils ne peuvent pas nous trouver, objecta Camille.
— Ne rêve pas, Ewilan, ça leur complique juste le travail, et avec l’orage que tu as déclenché ce matin, ils doivent déjà connaître notre position.
Camille rougit.
— Vous voulez dire que je les ai attirés ?
— On peut présenter les choses ainsi.
— Je suis désolée.
— Il n’y a pas de quoi. Ce que tu as découvert ce matin importe plus que les risques que tu peux nous faire courir.
Camille réfléchit un instant.
— J’ai donc vraiment trouvé mon don ?
L’analyste éclata de rire.
— C’est certain. Tes parents auraient été capables de dessiner un pareil orage, mais je n’en connais pas d’autres.
— Pourquoi alors me faut-il aller chercher mon frère ? Ne pouvons-nous pas éveiller les Figés sans lui ?
Duom grimaça.
— Tu possèdes un don remarquable, c’est évident. Je persiste toutefois à dire que tu es trop jeune pour l’utiliser correctement.
— Mais… l’orage…
— Serais-tu capable de le redessiner ?
— Je… je ne sais pas.
— Voilà le problème. Il y a de grandes chances que tu ne dessines rien pendant des semaines. Puis que tu crées un dessin exceptionnel, avant d’oublier encore. Il faut du temps pour maîtriser son don, beaucoup de temps. Éveiller les Figés est essentiel pour l’Empire. Grâce à toi, nous savons où ils sont enfermés, mais nous ne pouvons prendre le risque d’échouer. Nous aurons droit à une seule tentative !
— Je comprends, acquiesça Camille, j’irai chercher mon frère quand le moment sera venu et je reviendrai avec lui.
Le vieil analyste la regarda tristement.
— Non, Ewilan. Si par malheur nous échouions, tu représenterais notre dernier rempart contre le chaos. Tu feras passer ton frère ici mais tu resteras dans l’autre monde.
Camille se dressa devant maître Duom.
— Il n’en est pas question !
Il lui attrapa la main et, gentiment, la tira pour qu’elle s’assoie à côté de lui. Elle se laissa faire avec réticence.
— Réfléchis un instant ; tu t’apercevras que tu n’as pas le choix. L’enjeu est trop important pour que tu écoutes tes désirs. Crois-moi.
Camille se dégagea d’un geste brusque.
— Je suis ici chez moi ! Là-bas, je n’ai rien ni personne ! Les adultes qui me servent de parents ont pour moi l’affection qu’ils éprouveraient pour un tapis. Ma place est ici, je le sens au fond de mon ventre, dans ma tête, dans toutes les fibres de mon corps !
Elle parlait fort, et les mots qu’elle prononçait éclairaient d’un jour nouveau ce qu’elle vivait. Elle s’aperçut qu’elle pensait intensément ce qu’elle était en train de dire et le poids de l’injustice pesa encore plus lourd sur ses épaules. Pour finir, elle se détourna. Elle avait envie de pleurer et ne voulait pas que Duom s’en rende compte. Elle partit d’un pas rageur vers le lac et s’assit à côté de Salim.
L’analyste regarda les deux jeunes gens en souriant amèrement. Ewilan lui rappelait Elicia, sa mère. La perdre alors qu’il venait de la retrouver l’emplissait de tristesse. Mais il n’avait pas le choix. Il le savait, comme il savait qu’elle finirait par admettre la situation.
Il poussa un soupir fatigué et étira ses vieux membres.
Edwin et Bjorn revinrent à ce moment. Ils contemplèrent Camille et Salim assis de dos, au bord de l’eau, et Edwin interrogea Duom du regard.
— Elle a posé des questions et je lui ai annoncé la suite des opérations.
— Et alors ?
L’analyste jeta un coup d’œil sur Bjorn avant de questionner Edwin des yeux.
Le chevalier intervint :
— Je peux me retirer si vous le désirez, mais je crois plus honnête de vous dire que je sais déjà pas mal de choses.
— Quoi, par exemple ? demanda Edwin d’une voix dure.
— Je sais que les jeunes ne sont pas d’ici. Je crois pouvoir avancer qu’ils arrivent de ce monde qui se situe je ne sais où, et dont on parle dans les milieux bien informés.
Edwin s’en remit à Duom qui haussa les épaules avant de se retourner vers Bjorn.
— Qui t’a appris ça ?
— Ça n’a pas été très difficile à deviner. Camille est arrivée, je ne sais comment, en pleine forêt, alors que j’étais en train de me faire étriper par un Ts’lich. Le lézard, quand il l’a vue, s’est désintéressé de moi, ce qui, accessoirement, m’a sauvé la vie. Elle a ensuite disparu comme elle était venue. Il y a vous aussi. Deux des plus importants personnages de l’Empire. Vous abandonnez tout pour convoyer ces gamins. Il y a leurs vêtements, le dessin que Camille a réalisé ce matin, les petites réflexions qui leur échappent régulièrement. Avant la baignade, Salim m’a lancé une boutade qui commençait par « Dans mon monde… ». Voilà, je sais beaucoup de choses. Je peux faire semblant de les ignorer, mais je ne peux oublier ce que j’ai deviné. Il était juste que vous le sachiez.
Edwin le considéra sans rien dire, puis parla avec calme :
— As-tu conscience de risquer ta vie en t’approchant si près des secrets de l’Empire ?
Bjorn eut un sourire amer.
— J’en ai conscience, mais je crois que si vous m’avez proposé de vous accompagner, c’est que vous avez confiance en moi.
Edwin éclata d’un rire sec.
— On ne peut nier que tu aies du culot. Mais tu as raison. Je pense qu’on peut te faire confiance. Ewilan représente sans doute la dernière chance de l’Empire.
— La situation est aussi grave que cela ?
— Tu en doutais ? Nos forces se font écraser par les Raïs au Nord, et au Sud les Alines se risquent à des incursions de plus en plus profondes dans les terres, pillant et massacrant tout sur leur passage. Il ne nous reste plus qu’une solution.
— Camille ?
— Oui. Tu as vu ce matin ce dont elle est capable. Tout laisse à penser qu’elle a un frère, resté dans son monde, encore plus doué qu’elle. Elle doit le ramener pour qu’il éveille les Sentinelles.
— Éveiller les Figés ? Je croyais que c’était impossible, qu’ils étaient comme morts. On ne sait même pas où ils se trouvent.
— « Impossible » a apparemment reculé d’un pas quand la petite est arrivée.
Le chevalier se frotta le menton.
— Mais pourquoi ne va-t-elle pas chercher son frère maintenant ?
— Elle n’en est pas encore capable, expliqua maître Duom.
— Alors ?
— Alors nous voyageons jusqu’à Al-Jeit pour la mettre hors d’atteinte des Ts’liches. C’est le seul endroit où elle pourra préparer sa mission en toute sécurité.
— Je comprends, dit gravement le chevalier.
Il montra Camille du doigt.
— Et là, que lui arrive-t-il ?
Le vieil analyste tourna son regard vers les jeunes gens, toujours assis au bord de l’eau.
— Elle apprend à vieillir, expliqua-t-il d’un ton triste, ça lui fait mal.